Article mis en ligne le 14 novembre 2007
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En discutant cet été avec le photographe enseignant David Brunel de sa thèse en voie de conclusion, et plus particulièrement de ses travaux relatifs à la mémoire et la photographie, une nouvelle dimension de l’archivage m’est apparue. Sans avoir la prétention d’élever l’archivage au niveau d’un art, un emprunt parcellaire des textes de David Brunel au profit de ce métier semble intéressant en considérant son rôle et sa portée critique toujours croissants.
L’extrait « L’espace du scribe » présenté ici et choisi par David Brunel comporte deux grands chapitres démontrant des aspects distincts et complémentaires du pouvoir mémorisant de la photographie. Quelle friandise pour un informaticien dont la mémoire – vive, morte, programmable, magnétique, électronique, optique – constitue la matière première essentielle, de surcroît lorsqu’il consacre son œuvre à la conservation sécurisée ou l’archivage !
La première partie du texte plus facilement accessible aux esprits cartésiens de cette population technicienne de conservateurs, pourrait permettre d’appréhender les supports contenant l’information avec une profondeur inhabituelle. Comment ne pas réagir pour un archiviste – ou un humble archiveur – lorsque nous rencontrons dès l’introduction une déesse Titane « détentrice de la mémoire des âges […] habilitée à révéler ce qui est, ce qui sera comme ce qui était », une technique qui « déchiffre elle aussi le monde pour le restituer chiffré à nouveau » ? Pourquoi ne pas se régaler des tous ces enseignements relatifs à « un art de la mémoire » qui « remplit une fonction de conservation des choses, […] rapporte le passé, […] est un rempart contre l’oubli » ? Cette mémoire qui jette « un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil ».
Quand ils liront que « l’écriture de la lumière ne fait pas d’omission ou de pertes. Elle enregistre « infailliblement » et durablement. Compétente pour accomplir un méthodique archivage et un rationnel travail de scribe », les adeptes des supports de stockage optiques pour la conservation dans la durée applaudiront !
La référence à la méthode antique des loci frappe par la similitude d’usage des imagines et des métadonnées (metadata), ces informations techniques et descriptives ajoutées aux documents pour mieux les retrouver ; « organiser sa mémoire c’est savoir penser ».
Une autre référence antique donne une sage mise en garde relative aux effets pervers pour l’homme du recours aux technologies de mémorisation. « A la fin du Phèdre (274 c). [Platon] fait rapporter par Socrate l’aventure de Theuth, ce dieu Égyptien inventeur d’arts multiples dont l’écriture. Ce dernier, lors de la présentation énumérative de ses inventions au roi Thamous, qui les évalue et les critique, annonce cette connaissance en tant que « remède pour la mémoire ». Ce à quoi le roi réplique que son effet sera le contraire de celui escompté. […] », « Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède ».
Qui se rappelle encore des numéros de téléphone de ses correspondants depuis l’avènement des annuaires électroniques… ?
La seconde partie du texte qui introduit une dimension psychanalytique, pourrait nous laisser entrevoir l’ambition des objectifs visés par les systèmes de gestion l’information, et notamment l’information immatérielle, nativement électronique et qui le demeurera – le champ de l’immatérialisation entrevu au-delà de celui de la dématérialisation.
L’introduction du « temps » constituant un élément essentiel de la reconstruction personnelle « moi », engendrée par la lecture de « données à reconstruire » stockées sur leur support de cire, trouble par sa similitude avec le triptyque nécessaire et suffisant pour attester d’un original juridique immatériel : date, identité, intégrité.
Le rôle de la photographie comme « trace, empreinte, de l’inscription du souvenir » rappelle alors celui des fonctions mathématiques de calcul d’empreinte (hash en anglais) qui font subir une succession de traitements à une donnée informatique pour produire une petite clé numérique unique servant à identifier l’information initiale.
Pour ce qui relève du temps, accordons-nous à cette énigmatique citation que David Brunel emprunte au poète André du Bouchet : « Le retour ouvre au futur », ainsi qu’à cette troublante « projection en avant, Vorstellung » qu’il illustre par « cette devenue, et désormais, très curieuse image [des Twin Towers en 1972] d’André Kertész […], laquelle [semble convertir le “ça-a-été” en un étrange “ça-sera”… »
Par Andre Kertesz, New York City.
L’évocation de Proust nous aide à mieux percevoir la prépondérance de l’intelligence dans l’interprétation qui ne trouve que grâce au « moi » la parfaite pertinence.
Cette prise de conscience d’une promiscuité des domaines de l’âme et de la technologie doit nous encourager à viser de nobles objectifs pour nos applications pour préserver l’homme face aux outils qui le dépassent si vite – si souvent. Randy Siegel, rédacteur en chef de Parade Publications nous présentait de façon humoristique il y a deux ans, la page d’accueil de Google en 2084 :
Par Randy Siegel.
Quant au dernier chapitre qui donne son titre à l’extrait, la représentation du Scribe choisie comme « synthèse globale de la mémoire telle que la photographie nous la propose » constitue une magnifique parabole des interfaces hommes/machines requises par nos systèmes pour fonctionner, et si délicates à mettre en œuvre…
Merci David
PS : après l’électron, le photon pourrait devenir une nouvelle unité de stockage permettant d’accroître encore la capacité des solutions. Des scientifiques auraient écrit puis lu de l’information sur un photon. Cette mémoire informatique qui devient photonique ne constitue-t-elle pas une belle synthèse 😉
Alain Borghesi, président et directeur général de la société Cecurity.com qu’il a fondé en 2001. Cecurity.com a développé et commercialise des solutions logicielles de conservation sécurisée innovantes autour d’un concept de Coffre-fort électronique Communicant pour l’archivage probatoire ou patrimonial.
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